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LES ACTUALITÉS

22/03/2022

De l’importance du choix des mots....

De l’importance du choix des mots....

Un texte de Jean Luc MILCENT, médecin directeur du CMPP de Marly-Le-Roi.   

"Sur le plan de mon exercice professionnel, je suis plus centré sur la question du thérapeutique, qui délimite une notion de soin différente du champ large du « prendre soin de », concernant par exemple les soins maternels, le fait d’être soigneux, ou autres domaines afférents (sachant que l’étymologie y inscrit la notion de « besogne »). « Prendre soin de » ne signifie donc pas forcément être soignant…

Très régulièrement, reviennent sur le tapis des enjeux dont les dimensions technique, éthique, philosophique et morale restent très actives.

Ainsi en est-il de manière insistante du vocabulaire utilisé dans nos champs d’action sanitaire, médico-social et social : patient, usager, personne en situation de handicap, personne accompagnée (mais aussi bénéficiaire, personne prise en charge, assuré, etc.).

Ce texte, écrit par un psychiatre, qui témoigne d’une inquiétude que je sais partagée, est là pour souligner ce qui est en jeu dans les choix sémantiques à opérer. L’histoire des mots, et l’évolution de leur signification témoigne généralement des représentations dont ils sont porteurs…

Ce qui anime cette réflexion, c’est la nécessité pour moi de lutter contre la réification de la personne.

Ce terme de réification consiste à transformer en chose une personne. Cela signifie une tendance qui serait de considérer une personne comme un objet, et à lui donner de ce fait caractère statique, figé et déshumanisé.

La réification, qui serait ainsi la répression de la subjectivité au profit de techniques d’emprise et de contrôle « objectivantes », de lutter surtout contre les processus de dénégation de la souffrance psychique, sur fond de déni de la folie de l’enfant.

Quelques précautions et précisions d’abord :

Les médecins ont comme tout le monde à affronter les aléas de la vie, et peuvent aussi avoir à traiter la question de ce que veut dire pour eux d’être un usager, un patient, ou une personne en situation de handicap, et de faire l’expérience de se voir être traités comme tel. Les considérations qui suivent incluent aussi ces dimensions.

Les médecins ont aussi à faire face, au moment où ils expriment leurs préoccupations, à l’idée qu’ils souhaiteraient essentiellement défendre leurs prérogatives, leur autorité, leurs intérêts, comme s’il fallait « les remettre à leur place ». Leurs réactions et leurs exigences face à ce à quoi ils sont confrontés seraient donc d’ordre narcissique, et liées à la question de l’exercice du pouvoir médical, perçu alors comme abusif. Ces aspects ont existé et existent encore, mais ils sont cependant de moins en moins présents.  Je participe moi-même à la critique de ces dérives.

La majorité des psychiatres témoignent plutôt comment ils se retrouvent progressivement empêchés d’exercer correctement leurs fonctions, et ce n’est pas la question de leur narcissisme ou de leur pouvoir symbolique qui est atteint, mais la possibilité qu’ils puissent faire leur travail : leur pouvoir de remplir leur mission et d’agir au bénéfice de leurs patients, dans le cadre du respect du code de déontologie.

Pour ce qui est de la notion d’usager, le constat est facile : la définition du mot au sens précis et sémantique du terme, renvoie au concept « d’utilisation ». Le latin « us » renvoie au fait de se servir de quelque chose, ou de jouir d’un bien (usufruit), pas de se servir ou de jouir de quelqu’un !  Nous utilisons tous sans arrêt des objets, des outils, des dispositifs, des services, mais il apparait impensable d’utiliser des personnes, sauf à s’engager dans des modalités qui sont de près ou de loin en rapport avec la perversion. Nous pouvons faire appel aux compétences d’une personne travaillant dans un service, mais nous ne « l’utilisons pas ». Cependant, son action peut nous être utile…

Le mot « usager » relève donc, dans nos champs d’action, de l’utilisation d’un service (notamment de la qualité de son organisation), mais ne concerne pas la rencontre d’une personne. On remarquera que les services se veulent de plus en plus opératoires et font tout ce qu’ils peuvent pour éviter que cette rencontre ait lieu, les techniques de traitement des problèmes fonctionnant le plus possible sur un mode d’usage à distance « mécanisé » et « in-formatisé ». Dans une rencontre, la dimension humaine de la relation est sensée prendre le pas sur la technique, il n’y a normalement pas « d’utilisation de l’autre ». Mention doit être faite des « robots parlants » : nous redevenons alors usagers…, puisqu’il n’y a plus personne…

Autre formulation : moins vous rencontrez de personnes, plus vous êtes un usager (on peut faire un voyage en train sans avoir rencontré personne…), plus vous rencontrez de personnes, plus vous êtes une personne…

Pour enfoncer le clou, on soulignera qu’un usager, dans l’utilisation qu’il fait d’un « quelque chose », peut s’en servir jusqu’à ce qu’il soit « usagé ».

On comprendra de ce fait la raison pour laquelle l’idée qu’une personne « utilise » un médecin est inadéquate, tout comme l’idée qu’une personne devienne « l’objet » de ce même médecin. Or, on remarque de plus en plus la tendance à considérer la médecine comme « une prestation de service ».

Le médecin serait alors là pour faire de qu’on lui demande de faire : rédiger un certificat dont l’utilité pour des bénéfices personnels peut faire question, prescrire ce qu’on lui demande de prescrire (Méthylphénidate, orthophonie ou psychomotricité en libéral), faire une indication ou proposer une orientation pré décidées par un « usager » ou par une instance administrative, valider un dispositif institutionnel malgré son inadaptation à une pathologie, remplir un CERFA pour une orientation en IME ou IMPRO, ou SESSAD, ou l’obtention d’une AVS ou d’une PCH (Prestation Compensatoire d’un Handicap) sans que sa pathologie soit reconnue et prise en charge, etc., la liste et longue…

Charge aux autres professionnels de notre secteur de voir si l’idée de faire ce qu’on leur dit de faire et/ou qu’on les utilise leur convient…

Passons maintenant au vocabulaire relatif à la dimension du soin. Ce champ, mais ce n’est pas le seul, est très marqué par les notions de bien et de mal, de bon et de mauvais : être malade ou bien portant, avoir une bonne ou une mauvaise santé, aller bien ou aller mal, avoir mal, avoir des malaises, être atteint par un mal, lutter contre le mal, etc.

Sur un plan sémantique et étymologique, le mal, c’est ce qui est « contraire à l’intérêt ou aux désirs de quelqu’un » ou ce qui est « autrement qu’il ne faut ». Être malade (« male habitus »), c’est « être dans un état empêchant la réalisation de ses désirs » (ou la poursuite de ses habitudes…).

Le malade, ou celui qui craint de l’être, a donc à faire face à un mal, qui en l’occurrence est à l’intérieur de lui-même. Il fait donc appel à qui pourrait l’en délivrer. La charge symbolique est forte (et ce n’est pas le médecin qui la crée…), et suffisamment forte pour que le médecin soit inscrit dans une place définie, avec des compétences longues à acquérir et contrôlées, un code de déontologie exigeant, la garantie d’une totale indépendance technique, des responsabilités spécifiques avec leur versant juridique, et donc le statut qui va avec. Le traitement du mal s’inscrit également dans des pratiques religieuses, magiques, ou dans des dispositifs de traitements « culturels » (shamanisme, vaudou, etc.). A chaque fois le statut du spécialiste concerné est complexe et chargé d’ambivalence, aimé et craint, valorisé ou attaqué. Il y a par ailleurs un écart entre les dispositifs symboliques et leur efficacité réelle.

Face à lui, il y a une personne qui est atteinte de quelque chose ou qui craint de l’être, qui est d’une manière ou une autre fragilisée, physiquement ou psychiquement.

Ce n’est pas une relation symétrique, et cette dissymétrie fait tension. Elle nécessite une éthique, elle a une dimension morale. Si Le médecin ne peut pas faire n’importe quoi avec celui qu’il a en charge (il doit faire ce à quoi il est tenu, avec notamment « une obligation de moyen »), le patient non plus : il ne peut pas utiliser le médecin « comme il veut ». En revanche, un usager fait ce qu’il veut du « quelque chose » qu’il utilise.

« Patio » : être dans l’état de faire face à une souffrance (de suffere : supporter). La passion, même amoureuse, est synonyme de souffrance. Être impatient : ne pas supporter cette souffrance. Être passif, ça veut dire « être soumis à ses passions » (du coup à ses souffrances). Un malade/patient est atteint dans sa capacité à rester actif, et, à moins qu’il ne se soigne lui-même, se retrouve passif, à savoir soumis à sa souffrance, qui, si elle était traitable ou suffisamment supportable, ne le conduirait pas à faire appel à un médecin. C’est ce que le mot patient signifie…

Le mot « clinique » (clinus : le lit) désigne sémantiquement cet état, à savoir être allongé, en position d’inactivité, pendant que le médecin est actif. C’est l’origine de « l’examen clinique », qui est étymologiquement « l’examen au lit du patient ». Il faut effectivement que le patient accepte cette inactivité et puisse un tant soit peu « se laisse faire », donc avoir confiance… Un usager est par définition actif… Permettre que le patient n’en soit plus un, de patient, qu’il retrouve sa capacité à agir, fait partie de la mission du médecin. Le projet du médecin est que celui qui n’a plus besoin de lui s’en sépare, ayant retrouvé sa capacité à « se tenir debout ».

Ce cadre réel et symbolique est actuellement particulièrement interrogé en psychiatrie, parfois avec juste raison quand le médecin profite de cette dissymétrie pour sa jouissance personnelle (avec éventuellement un soupçon de psychanalyse mal digérée) mais surtout parce que c’est le lieu et l’occasion de la mise en évidence de la folie, c’est-à-dire du « non maitrisable ». Celle-ci a toujours été l’objet de tentatives de réduction, pour la faire taire (et faire taire les psychiatres à son sujet), auxquelles se sont toujours opposées des volontés de reconnaissance de sa dimension humaine, mais aussi pathologique, et de son traitement. La tendance actuelle est à transformer la folie en un handicap à réduire, avec un forçage de réintégration sociale.

Du coup, il n’y a plus de patients, il y a des handicapés, y compris des « handicapés psychiques » : un handicapé psychique n’est plus fou…

Si on peut se représenter qu’une personne handicapée (« en situation de handicap » est pour moi une formulation d’évitement démagogique, c’est comme si on devait dire qu’on est « en situation de maladie » au lieu de dire qu’on est malade… ) peut être un usager utilisant les outils qui seraient conçus pour elle, elle reste un patient pour ce qui concerne l’origine et/ou le traitement de la cause de son handicap. Pour ceux qui l’aident, l’accompagnent, la soutiennent, l’éduquent ou la rééduquent, elle est une personne à maintenir dans l’humanité sociale : il n’y a pas besoin d’être soignant pour prendre soin. Une nouvelle fois, charge à tous nos collègues non soignants de se positionner sur la dénomination de ceux qu’ils prennent en charge, à moins qu’usager leur convienne…

Oui, il y a toujours des enfants fous, déprimés, angoissés, et des parents déstabilisés, ce sont nos patients, si on est psychiatre, au sens sémantique et étymologique du terme, et on y tient. Notre mission est qu’ils aillent mieux, ou en tout cas pas moins bien. Elle ne consiste pas forcément à ce qu’ils puissent s’insérer socialement grâce à des méthodes « structurantes » (car elles ne sont pas toutes thérapeutiques, loin de là), ou à adhérer à l’idée que les émotions « se gèrent » au lieu de les reconnaitre, les exprimer et tenter d’en comprendre le sens, et à celle qu’il serait intéressant de devenir « habile » sur le plan social au détriment de la prise en compte du malaise psychique que représente le fait de faire face aux contraintes sociales quand « on ne va pas bien», pour reprendre la question de base faisant l’objet de cet écrit. Se débrouiller au mieux avec ses symptômes et sa pathologie, et être aidé pour cela, c’est légitime, mais ce n’est pas pareil que d’arrêter de lutter vainement et d’accepter d’être soigné…

Le vocable « patient » (auquel tiennent aussi mes consœurs et confrères, je le sais) définit donc un statut à priori transitoire et professionnellement cadré, dans lequel est reconnu le fait qu’on puisse aller mal parce qu’on est malade, ne plus être soumis aux exigences sociales, être protégé, arrêter de se battre, et être soigné. Dans les autres espaces de vie, il faut, soit contrôler son état et son comportement, soit masquer sa souffrance, soit aller bien…

Donc, s’il n’y a plus de patients, et si les pathologies sont uniquement considérées sous l’angle de leurs conséquences handicapantes, je n’ai plus de raison d’exercer mon métier, et je laisse les autres se débrouiller avec des handicapés mis en place d’usagers.

C’est hélas une tendance perceptible dans le champ de la psychiatrie dans un passé récent, jusqu’à ce que les pathologies mentales et les manifestations de la folie fassent retour, ce qui a toujours été historiquement le cas et l’est encore à l’heure actuelle.